Responsabilité pénale en cas d’accident du travail : 50 nuances de faute ?
En cas d’accident grave entraînant des dommages corporels, l’engagement de poursuites est quasi-systématique dans le cadre de la politique répressive. Bien que la généralisation de la responsabilité pénale des personnes morales ait atténué la chose, les chefs d’entreprises restent fréquemment poursuivis dans ce cadre, et en principe jugés en qualité d’auteurs indirects de l’infraction (c’est-à-dire n’ayant pas causé directement le dommage mais ayant créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage, ou n'ayant pas pris les mesures permettant de l'éviter). Le plus souvent, l’acte de poursuites est fondé sur une violation de dispositions du Code du travail (sur la base d’un procès-verbal d’infraction de l’Inspection du travail par exemple), qui constitue elle-même une composante de l’infraction dite « non intentionnelle », prévue par le Code pénal, ce qui conduit à certaines subtilités juridiques, avec des conséquences importantes du point de vue de la défense des prévenus. Si les mécanismes de responsabilité sont aujourd’hui bien rôdés, ils continuent de donner régulièrement lieu à des applications jurisprudentielles instructives. Illustration avec deux décisions récentes rendues à quelques mois d’intervalle, ayant pour particularité de concerner le secteur particulièrement accidentogène de la pêche maritime, mais dont la portée est transposable à tous les secteurs d’activité :
- L’appréciation de la faute non intentionnelle peut être modulée par les juges :
(Cass. Crim. 8 février 2022, n° 21-83708)
Celle-ci se définit comme la faute qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité que son auteur ne pouvaient ignorer.
Typiquement, elle est privilégiée par les juridictions pénales en présence de poursuites contre un auteur indirect personne physique, car plus aisée à qualifier que la faute délibérée.La question était de savoir si les juges pouvaient de leur propre chef retenir cette qualification moins exigeante, alors que la prévention visait au contraire la commission d’une faute délibérée.
La Cour de cassation valide cette approche, et approuve les juges d’appel d’avoir retenu les critères de la faute caractérisée à partir du constat :
- de l'insuffisance de moyens mis en place par l’employeur pour éviter le risque de se faire entraîner par les engins dans le cadre d'une nouvelle technique de pêche et l'absence totale de formation à la sécurité ;
- du fait ensuite que cela surexposait les matelots au risque d'accident et a créé les conditions de l’accident,
- et enfin, du fait qu’il ne pouvait ignorer cette situation alors qu’il avait lui-même précédemment embarqué pour observer la mise en place de cette nouvelle technique et avait perçu les difficultés qui en découlaient.
Cette position souple se rapproche de la jurisprudence autorisant les juges, dont on dit qu’ils sont saisis in rem, à retenir une autre qualification aux faits poursuivis que celle visée à la prévention, à la condition que le prévenu ait été mis en mesure de se défendre dans le cadre du débat contradictoire (Cass. Crim., 16 mai 2007, n° 06-87866), ce qui nous paraît être ici une exigence essentielle du point de vue de l’exercice des droits de la défense.
Au-delà de cet enseignement judiciaire, la décision illustre aussi en pratique pour les entreprises l’impératif de vigilance qu’il convient d’avoir en cas de changement de méthode ou de procédé de travail, ce qui doit déclencher des réflexes conformément aux principes généraux de prévention, à commencer sur le plan de l’évaluation des risques professionnels et de leur retranscription dans le document unique (cf. C. Trav. L4121-2, 4° et R4121-3).
A noter que même en l’absence de mise à jour du DUERP pointant des risques nouveaux (et des mesures de prévention associées), les circonstances de fait peuvent toujours permettre comme en l’espèce de constater que le chef d’entreprise -ou son délégataire de pouvoirs HSE- ne pouvait ignorer l’existence d’un risque d'une particulière gravité.- Même en cas de faute délibérée, la responsabilité pénale n’est pas toujours automatique :
(Cass. Crim. 21 juin 2022, n° 21-85691)
Cela s’inscrit dans une continuité jurisprudentielle, puisqu’il avait déjà été reconnu par exemple que le simple manquement à l’obligation générale de sécurité de l’article L4121-1 du Code du travail ne pouvait en soi constituer une violation d’une obligation particulière de sécurité en matière de délit de mise en danger de la vie d’autrui (Cass. Crim. 17 septembre 2002, n° 01-84381 ; Cass. Crim. 22 septembre 2015, n° 14-84355 – voir précédente chronique). Toutefois, c’est à notre connaissance la première fois que cette solution est retenue concernant l’obligation générale d’information et de formation en santé-sécurité au travail.
Bien entendu, il s’agit là de moyens de défense au contentieux que l’Avocat est susceptible de déployer, mais pour les entreprises, l’obligation de sécurité et de protection de la santé reste un enjeu quotidien majeur, dont l’un des piliers repose sur une politique adaptée de formation, d’information et de sensibilisation afin de maîtrise les risques professionnels, notamment liés au facteur humain.